Ingérence en Haiti : Les sanctions canadiennes outil de justice ou instrument politique ?

Ingérence en Haiti : Les sanctions canadiennes outil de justice ou instrument politique ?
Sous couvert de sanctions, le Canada poursuit-il une politique d’influence trouble en Haïti ? Le cas Hérard en est une illustration flagrante.

Alors que le Canada prétend soutenir la stabilité d’Haïti, ses récentes sanctions contre Dimitri Hérard soulèvent de sérieuses questions sur les motivations réelles de sa diplomatie. Le moment choisi, l’absence de preuves publiques et la nature ciblée de ces mesures laissent entrevoir non pas une quête de justice, mais une ingérence politique déguisée. Derrière les discours officiels, une autre réalité se dessine : celle d’une souveraineté haïtienne systématiquement piétinée par des décisions prises loin de Port-au-Prince.

Que révèlent les sanctions contre Dimitri Hérard ?

Un nouvel épisode d’ingérence internationale?

La récente décision du Canada de sanctionner plusieurs personnalités haïtiennes s’inscrit dans une longue histoire d’interventions étrangères en Haïti. Depuis plus d’un siècle, les puissances étrangères – États-Unis, France, Canada et organisations internationales – ont régulièrement influencé, voire dicté, le cours de la politique haïtienne. Le Canada lui-même n’en est pas à son coup d’essai. Il y a vingt ans, en 2004, Ottawa joua un rôle de premier plan dans le renversement du président élu Jean-Bertrand Aristide, marquant une étape dramatique de l’instabilité du pays (Canada Strongly Supported Haiti’s 2004 Coup d’État). Cette implication historique, qui a contribué à subvertir la démocratie haïtienne, éclaire d’un jour critique les actions plus récentes d’Ottawa sur la scène haïtienne. L’ajout de Dimitri Hérard à la liste canadienne des sanctions apparaît ainsi comme le dernier avatar d’une politique intrusive dont Haïti peine à se défaire.

 

Le cas Dimitri Hérard : chronologie et interrogations

Dimitri Hérard, ancien chef de la sécurité du palais national sous le président Jovenel Moïse, est devenu un personnage central de cette saga politico-judiciaire. Après l’assassinat de Jovenel Moïse en juillet 2021, Hérard fut arrêté et placé en détention – sans qu’aucune accusation formelle claire ne lui soit initialement signifiée. Il restera incarcéré plus d’un an, jusqu’à ce que des gangs armés attaquent la prison et provoquent l’évasion de nombreux détenus, dont Hérard lui-même (L’ancien responsable haïtien Badio nie toute implication dans l’assassinat de Jovenel Moïse et qualifie le rapport de police de erroné – The Haitian Times). Son cas stagnait dans un flou judiciaire, reflet de l’enquête chaotique sur l’assassinat du président.

Sorti de l’ombre fin 2024, Dimitri Hérard a entrepris de livrer sa version des faits. Retranché dans la clandestinité, il a publié sur internet une série de vidéos-choc où il se dédouane et pointe du doigt des responsables inattendus. Il y accuse notamment l’ambassade des États-Unis en Haïti et l’ancien chef de la Police nationale, Léon Charles, d’avoir été complices dans le complot contre Jovenel Moïse (L’ancien responsable haïtien Badio nie toute implication dans l’assassinat de Jovenel Moïse et qualifie le rapport de police de erroné – The Haitian Times). De telles allégations, impliquant des figures de premier plan nationales et étrangères, jettent un pavé dans la mare d’une enquête officielle jusqu’ici peu concluante. Or, c’est précisément quelques jours après ces révélations publiques d’Hérard que le Canada a brusquement annoncé, le 21 mars 2025, lui imposer des sanctions pour son « rôle dans la crise en Haïti » (Canada Imposes Sanctions on Dimitri Hérard, Jeantel Joseph, and Jeff (Canaan) Larose). Cette synchronicité questionne : la décision canadienne relève-t-elle d’une démarche impartiale de justice internationale ou de représailles politiques déguisées ?

 

Des sanctions canadiennes au timing suspect

L’ajout tardif de Dimitri Hérard sur la liste des personnes sanctionnées par Ottawa soulève des doutes sur la temporalité et la motivation réelle de cette mesure. Pourquoi le Canada a-t-il attendu près de deux ans après les faits pour sanctionner cet individu, et l’a-t-il fait précisément après qu’il eut mis en cause des acteurs liés à la communauté internationale ? Le timing est d’autant plus interpellant que, durant son long séjour en prison, Hérard n’avait fait l’objet d’aucune attention particulière de la part des autorités canadiennes. Ce n’est qu’une fois sa parole libérée – et potentiellement embarrassante pour certains – qu’une action a été enclenchée. On peut légitimement s’interroger si le Canada a voulu couper court aux révélations d’Hérard en le discréditant par des sanctions, plutôt que de voir en lui un facilitateur de violence.

Officiellement, Ottawa justifie ses sanctions contre Dimitri Hérard (et d’autres) en arguant qu’il « nuit activement à la paix, à la sécurité et à la stabilité en Haïti » par son implication dans des actes de violence et des violations des droits humains (Document d’information : Le Canada impose des sanctions supplémentaires contre des personnes liées à la crise en Haïti – Canada.ca). Néanmoins, aucune information précise n’a été rendue publique sur les faits reprochés à Hérard pour étayer cette accusation grave. Cette opacité alimente les spéculations sur une décision davantage motivée par des considérations politiques que par des preuves tangibles. Si Hérard est réellement coupable de crimes, pourquoi ne pas divulguer – ne serait-ce que partiellement – les éléments qui ont conduit à le sanctionner ? En l’absence de transparence, le doute s’installe quant à la crédibilité et l’impartialité de la démarche canadienne.

 

Manque de transparence et absence de fondement clair

Le cas de Dimitri Hérard met en lumière le déficit de transparence entourant la politique de sanctions canadiennes en Haïti. Les personnes visées se voient accusées et punies sur la scène internationale sans qu’aucune procédure judiciaire publique n’ait établi leur culpabilité. Cette situation heurte le principe élémentaire de la présomption d’innocence et suscite l’indignation de ceux qui se retrouvent ainsi cloués au pilori diplomatique. L’ancien Premier ministre Laurent Lamothe, lui-même sanctionné par le Canada en 2022, s’est dit « totalement choqué » par une décision qu’il juge « absurde, non fondée sur des faits vérifiables » et prise sans qu’il ait pu donner sa version (Haiti – Sanctions : Laurent Lamothe demands an apology from Canada – HaitiLibre.com : Haiti news 7/7). Il a défié quiconque de produire la moindre preuve concrète de son prétendu soutien aux gangs, appelant Ottawa à faire preuve de transparence en rendant publiques les informations à charge – ou à retirer purement et simplement les accusations. Une telle opacité de la part d’un État de droit comme le Canada est, au mieux, déroutante et, au pire, contraire aux principes de justice qu’il proclame défendre.

Plus largement, un rapport indépendant présenté en 2023 par la Fondation Droits Humains Sans Frontières a dénoncé devant l’ONU la façon dont ces sanctions internationales violent les droits des personnes visées et s’apparentent à une ingérence politique flagrante (Haïti – FLASH : Un rapport indépendant sur les sanctions accuse le Canada d’ingérence et de violation des droits humains – HaitiLibre.com : Toutes les nouvelles d’Haiti 7/7). Selon ce rapport, des accusations ont été portées contre d’anciens hauts responsables haïtiens « sans aucune base légale et sans accusations formelles d’aucune autorité haïtienne ou canadienne », dans le cadre d’une « campagne diffamatoire » dont l’objectif serait « clairement politique » – à savoir éliminer ceux qui pourraient représenter une contribution sérieuse à la résolution du problème. Les griefs mis en avant par Ottawa relèveraient « davantage du potin que de l’accusation criminelle », tentant de lier ces personnalités aux gangs armés « sans fondement ni preuves », alors même que ces dernières s’étaient illustrées, lorsqu’elles étaient au pouvoir, par leur volonté de contenir l’essor de ces gangs. Ce réquisitoire est accablant : il suggère que les sanctions relèvent moins d’une opération “mains propres” que d’une stratégie pour écarter des acteurs devenus gênants sur l’échiquier politique.

 

Une efficacité largement contestable

Au-delà de leur légitimité douteuse, l’efficacité concrète de ces sanctions pose question. Les mesures adoptées par Ottawa consistent principalement à geler les avoirs des individus sanctionnés sur le sol canadien et à leur interdire l’accès au territoire du Canada (Document d’information : Le Canada impose des sanctions supplémentaires contre des personnes liées à la crise en Haïti – Canada.ca). Or, dans la plupart des cas, les personnalités visées – qu’il s’agisse d’anciens officiels haïtiens ou de chefs de gangs notoires – ne possèdent pas de comptes bancaires à Montréal ni de villas à Toronto, et ne manifestent guère l’intention de voyager au Canada. Geler des actifs inexistants et interdire de séjour des personnes qui, de toute façon, n’envisageaient pas de s’y rendre revient à une mesure essentiellement symbolique.

Certes, le Canada affiche ainsi une posture de fermeté et d’engagement aux côtés du peuple haïtien victime des gangs. Sur le plan diplomatique, ces sanctions stigmatisent publiquement les individus nommés, les désignant comme des parias internationaux. Mais sur le terrain, leur impact est nul sur l’amélioration de la sécurité ou de la gouvernance en Haïti. Les chefs de gangs ciblés ne sont pas moins actifs parce qu’ils figurent sur une liste noire étrangère, et les politiciens sanctionnés – souvent déjà en exil ou en retrait – voient leur influence intérieure inchangée. En revanche, ces actions unilatérales peuvent compliquer d’éventuelles négociations locales en radicalisant les factions : une personnalité mise au ban par l’étranger sera moins encline à coopérer dans un processus politique endogène. Dès lors, on peut s’interroger : ces sanctions sont-elles un outil efficace de résolution de la crise haïtienne, ou bien un affichage politique à l’usage des chancelleries occidentales ? La question demeure ouverte, tant leur utilité réelle sur le terrain haïtien semble ténue.

 

Instrumentalisation politique des sanctions

Plus inquiétant encore que leur faible utilité, c’est le biais politique apparent dans le choix des cibles de ces sanctions qui suscite des inquiétudes. Une constante se dégage : la plupart des figures sanctionnées ont en commun d’être considérées comme indépendantes d’esprit, critiques vis-à-vis du statu quo ou susceptibles de remettre en cause le scénario soutenu par certains acteurs internationaux. Outre Dimitri Hérard, dont les vidéos accusatrices l’ont mis en porte-à-faux avec la version tacitement admise du drame de 2021, on retrouve sur la liste canadienne des personnalités comme l’ex-Premier ministre Laurent Lamothe, l’ancien sénateur Hervé Fourcand ou encore un autre ex-Premier ministre, Jean Henry Céant. Aucune de ces personnalités n’a été formellement inculpée ou jugée coupable de soutien aux gangs par la justice haïtienne. Pourtant, toutes ont été publiquement clouées au pilori par Ottawa.

Cette sélection ciblée ne saurait être le fruit du hasard et renforce l’hypothèse d’une instrumentalisation des sanctions à des fins politiques. Comme le souligne le rapport présenté à l’ONU, les attaques personnelles semblent « viser clairement à discréditer ceux qui cherchent à résoudre démocratiquement » la crise haïtienne (Haïti – FLASH : Un rapport indépendant sur les sanctions accuse le Canada d’ingérence et de violation des droits humains – HaitiLibre.com : Toutes les nouvelles d’Haiti 7/7). En d’autres termes, sanctionner tel ancien dirigeant ou tel cadre sécuritaire revient à écarter du jeu des voix pouvant proposer des alternatives au plan soutenu par certaines puissances. Les « intérêts cachés » évoqués par ce rapport pourraient être ceux d’acteurs internationaux ou locaux pour qui le maintien du statu quo – fût-il chaotique – s’avère plus avantageux que l’émergence de solutions nouvelles pilotées par des Haïtiens à forte légitimité. On se trouve ainsi face à un paradoxe cynique : des individus autrefois en première ligne de la lutte contre l’insécurité sont aujourd’hui peints en complices de cette insécurité, sans preuves convaincantes, probablement parce qu’ils dérangent l’ordre établi dans les cercles de décision étrangers. Une telle dérive pose un grave problème éthique et politique. Elle décrédibilise le discours officiel de la communauté internationale sur le soutien à l’état de droit en Haïti, en faisant fi du processus judiciaire local au profit de sanctions discrétionnaires.

 

Souveraineté haïtienne bafouée et réactions locales

Au cœur de cette controverse, c’est la souveraineté d’Haïti qui se voit une nouvelle fois bafouée. En contournant les institutions judiciaires haïtiennes et en exerçant depuis l’étranger une forme de justice parallèle, le Canada (ainsi que d’autres pays impliqués dans des sanctions similaires) empiète sur le droit des Haïtiens à décider eux-mêmes du sort de leurs dirigeants ou compatriotes accusés de forfaits. Cette tutelle implicite s’inscrit dans la continuité d’une posture internationalisée de la crise haïtienne, où les décisions majeures semblent trop souvent prises hors d’Haïti, qu’il s’agisse de la nomination d’un Premier ministre ou de la mise à l’index de tel ou tel « fauteur de troubles ». Le « Core Group », ce collectif informel d’ambassadeurs étrangers (dont le Canada est membre actif), a régulièrement été critiqué pour son poids démesuré dans la politique haïtienne – par exemple en adoubant l’actuel Premier ministre de transition sans véritable consultation populaire. Les sanctions unilatérales s’ajoutent à cet arsenal d’ingérence diplomatique, contribuant à affaiblir davantage l’autorité (déjà fragile) de l’État haïtien.

Des manifestants haïtiens portent un cercueil factice décoré des drapeaux des États-Unis et du Canada, avec le portrait du Premier ministre Ariel Henry, lors d’une protestation contre l’ingérence étrangère en octobre 2022 (Photos: Haitian protesters demand PM’s resignation | Protests News | Al Jazeera).

Cette image forte, capturée lors d’une manifestation à Port-au-Prince, reflète le ras-le-bol d’une partie de la population face à ce qu’elle perçoit comme une mise sous tutelle du pays. À plusieurs reprises ces dernières années, des milliers d’Haïtiens sont descendus dans la rue pour dénoncer non seulement l’incapacité de leurs dirigeants à juguler le chaos, mais aussi la complicité – réelle ou supposée – de la communauté internationale dans le maintien de ce chaos. Le cercueil symbolique arboré en 2022, drapé de bannières étoilées et frappé du portrait d’Ariel Henry (chef d’un gouvernement non élu soutenu par l’Occident), illustre le rejet viscéral de l’ingérence étrangère et de ses créatures politiques. Aux cris de « À bas l’occupation étrangère », les manifestants expriment la volonté farouche de reprendre leur destin en main et de voir cesser les décisions imposées de l’extérieur.

Il est significatif que ces protestations ciblent à la fois les acteurs étrangers (États-Unis, Canada, ONU) et leurs relais locaux accusés d’être à la solde de l’international. Cela témoigne d’une prise de conscience aigüe que les problèmes d’Haïti – insécurité endémique, vide politique, crise humanitaire – ne pourront trouver de solution durable que dans un cadre véritablement souverain, c’est-à-dire défini par les Haïtiens eux-mêmes. Chaque sanction décrétée unilatéralement depuis Ottawa ou Washington, même présentée comme un acte de solidarité, est perçue par nombre d’Haïtiens comme une humiliation supplémentaire et un obstacle de plus à la restauration de leur pleine souveraineté.

 

En guise de conclusion : repenser l’aide internationale

Les sanctions canadiennes contre Dimitri Hérard et d’autres protagonistes de la crise haïtienne apparaissent, à la lumière de cette analyse critique, comme une épée à double tranchant. Si, sur le papier, elles visent à punir des individus jugés néfastes pour la stabilité d’Haïti, dans les faits elles risquent d’aggraver la défiance entre Haïti et ses « amis » internationaux. En agissant de la sorte – sans transparence, sans coordination avec la justice locale et en ciblant de manière sélective des figures potentiellement dérangeantes –, le Canada et ses alliés donnent des armes à ceux qui les accusent d’ingérence néocoloniale. À vouloir combattre le mal par des raccourcis politiques, on prend le risque de saper encore davantage la légitimité des efforts internationaux auprès de la population haïtienne.

Il est temps de tirer les leçons d’un passé d’interventions souvent malheureuses. Plutôt que d’instrumentaliser des sanctions au gré des intérêts du moment, la communauté internationale – Canada en tête – devrait soutenir le renforcement des institutions judiciaires et démocratiques haïtiennes, afin que celles-ci traitent elles-mêmes des accusations de corruption, de collusion ou de violence qui pèsent sur leurs ressortissants. Toute aide extérieure gagnerait en crédibilité si elle s’attachait à respecter la souveraineté et la dignité d’Haïti, au lieu de se substituer à elle.

En fin de compte, la sortie durable de la crise ne pourra advenir que par une solution haïtienne, portée par des dirigeants redevables avant tout envers leur peuple et non entravés par des agendas imposés de l’étranger. Le rôle des partenaires internationaux devrait être d’accompagner cette solution de l’intérieur, non de la préempter. À défaut de cet examen de conscience, les initiatives comme les sanctions contre Dimitri Hérard risquent de n’apporter ni justice ni paix à Haïti, et de n’être qu’un épisode de plus dans le cycle interminable de l’ingérence et de l’instabilité.

Haïtiens, réveillons-nous ! Il est temps de raviver la flamme du patriotisme qui animait nos ancêtres. Soyons à la hauteur de leur courage, de leur sacrifice, de leur amour profond pour la patrie. Comme le disait si bien le pape Jean-Paul II :

« Il est grand temps que les choses changent. »

Ne restons pas spectateurs de notre propre histoire — reprenons notre destin en main.

Sources : Le Nouvelliste, Haitian Times, HaitiLibre, Canada.ca, Jacobin, Al Jazeera, archives de l’ONU.

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