Le climat tendu et inquiétant dans lequel nous vivons aujourd’hui est la manifestation d’un pays en crise, toujours en crise. C’est pourquoi, me semble-t-il, il faut se résoudre à poser la question qui fâche ! Que ce soit au lendemain d’une victoire électorale ou d’un « dechoukaj », l’enjeu est de taille. Et après ? Après les gouvernements de transition, formatés jusqu’au soupçon, ce qui s’étale, c’est une lassitude contagieuse, l’ignorance inconsciente ou intériorisée de la démocratie électorale ou de la légitimé démocratique. On tourne en rond, puisqu’on revient ensuite à la normalité démocratique. Et après ? L’esprit de tolérance, le civisme, le respect de la loi, l’amour du progrès, la solidarité, tous ces critères d’une société apaisée y sont toujours absents.
Cas unique dans le club des nations caraïbéennes – pour prendre une sphère rapprochée –, Haïti qui a pris un retard alarmant à tous les niveaux échappe encore à l’ordre démocratique louable. Depuis plus de trente ans, il est en psychose de guerre. Ce mauvais élève de la classe, c’est le produit d’une « démocratie sans démocrates » ou démocrature. Ce n’est pas un hasard : le champ du politique est essentiellement fondé sur le constat de l’affrontement, la corruption et l’instabilité. Or, il n’y a rien qui ait tant « rétréci » le pays depuis 1986 que ces coups d’Etat avec ou sans embargo et ces élections non compétitives à répétition suivies de contestations houleuses. Et dire que l’on est loin d’atteindre les hautes sphères de l’apaisement et de la compréhension mutuelle.
De là vient le déficit sécuritaire – au sens large du terme – dans lequel nous nous trouvons. Si nous sommes dans un pays où l’opposition « pou ou tikrik ou tikrak », demande le départ prématuré du président élu, n’est-ce pas la meilleure preuve de la difficulté de gouverner et en même temps de la nécessité de dialoguer, d’expliquer, de négocier ? A vrai dire, comment penserait-on autrement ? Hélas, gouvernants et aspirants gouvernants au niveau des trois pouvoirs de l’Etat, poursuivis par leur inexpérience et leurs fantasmes d’éternels candidats, n’ont pas toujours compris – sauf le président René Préval à sa façon et par moments – les vertus de l’ouverture et de la détente.Il faut se battre pour le règne de la justice et de la paix, grâce à la lutte contre la pauvreté et l’insécurité. Au cours de ses deux mandats, et malgré tous ses manquements à l’orthodoxie démocratique, on a en effet crédité le président débonnaire des vertus du soft power. Dans cet enfer, il était notre exception politique. Ce sentiment de partage du gâteau – pardon du pouvoir –, à condition qu’ils l’aient, ne tient pas au fait qu’on ait la volonté de changer les choses, mais à celui qui se rapporte à une sorte de consensus national. Le pouvoir aux plus capables pour le bien du plus grand nombre ! Comment y arriver ? La question qui renvoie à l’émergence d’une nouvelle classe de dirigeants est plus importante. Surtout dans un pays « ingouvernable » comme le reconnaissaient déjà les présidents Sténio Vincent, François Duvalier et René Préval. Rien n’y fait, ni l’Occupation étrangère, ni la dictature, ni la formule transitionnelle, ni le despotisme militaire.
Inutile de dire à quel point un comportement aussi pathologique – le rejet de l’autre au nom d’une supériorité électorale ou d’unepopularité effective – favorise l’opposition guerrière, l’agitation et toutes ces menées déstabilisatrices qui transforment le désaccord le plus naturel en un mouvement de révolte combinant les griefs catégoriels avec le complotisme le plus traditionnel. S’il continue sur sa lancée, le pays, avec ses chocs incessants, court au désastre.
Dans cette perspective, on peut voir que disparaît alors la dimension d’espérance émancipatrice et d’avancée collective qui sous-tend évidemment les processus de démocratisation et de modernisation. A quoi a servi jusqu’ici cette longue et périlleuse période de « démacoutisation » ? A quoi ? Le peuple haïtien est à bout de souffle, après deux interventions étrangères. Question qui inclut, assurément, le rôle lamentable, « l’irresponsabilité » du secteur des affaires et qui élargit, du coup, le champ des réflexions. Allons plus loin. Observez à quel point le comportement politique des hommes d’affaires haïtiens – la plupart – est marqué par une conception rétrograde de l’évolution des droits des travailleurs et de la puissance publique, par un ensemble de positions de pouvoir dont le financement de tel ou tel parti ou candidat à la présidence sur une base mercantile et non programmatique en est une preuve déplorable. On ne comprend pas un malade sans réaliser un diagnostic. Cette mutation profonde – tant souhaitée – des rapports entre pouvoir et opposition, entre gouvernement et Parlement est bien l’un des plus importants des changements à opérer. La situation – pas seulement sur les plan économique et social – est gravissime. Un trou noir. Un entonnoir. Et je pressens qu’elle commande, à terme, celle de l’Etat de droit, de la recherche de la stabilité, du primat de l’intérêt commun.Qu’elle est une composante essentielle de l’émergence et de la consolidation de ce ciment d’idées, engagements, débats qui dessinent un pacte de gouvernance ou de gouvernabilité, une vision partagée du pays et de son avenir.
Est-ce que le président Jovenel Moïse arrivera à surmonter les difficultés ? Tout est compliqué. Sa bonne foi ne suffira pas, car il faut aussi le sens du patriotisme de tous, d’autant plus que les passions exacerbées des uns et les calculs stratégiques des autres ne font que polluer le climat général qui s’apparente de plus en plus à une poudrière.
Tout se passe comme si les Haïtiens, meurtris par tant de décennies de détresse, pouvaient brusquement faire du neuf avec de l’ancien, transformer leur situation avec ceux qui ont déjà échoué en provoquant d’énormes dégâts. La démagogie et le chaos ont toujours partie liée. Il serait bien sûr incorrect d’ignorer, comme avec René Préval, qu’il y a un rôle déterminant à jouer en termes d’habileté, d’ouverture d’esprit et de connaissance du terrain lorsqu’on dirige pour prévenir, entre le court et le long terme, les risques d’embrasement ou d’explosion.
Pierre-Raymond DUMAS
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