Jamais la question de la défense européenne n’avait été posée en termes aussi pressants. C’est un véritable changement de paradigme qui s’est opéré ce mercredi 6 mars, lors du sommet spécial consacré à la défense et à l’Ukraine. De Donald Tusk à Olaf Scholz, en passant par Emmanuel Macron ou Pedro Sanchez, tous les chefs d’État
Jamais la question de la défense européenne n’avait été posée en termes aussi pressants. C’est un véritable changement de paradigme qui s’est opéré ce mercredi 6 mars, lors du sommet spécial consacré à la défense et à l’Ukraine. De Donald Tusk à Olaf Scholz, en passant par Emmanuel Macron ou Pedro Sanchez, tous les chefs d’État et de gouvernement ont affiché une détermination inédite à « réarmer l’Europe » – expression revenue comme un leitmotiv.
« Nous sommes dans un jour où tout peut changer », a lancé d’emblée le Premier ministre polonais Donald Tusk. « L’Europe doit participer à cette course aux armements et elle doit la gagner, a-t-il insisté. La Russie perdra cette course aux armements comme l’Union soviétique l’a perdue il y a 40 ans. » Une référence historique qui n’est pas anodine dans la bouche de ce Polonais qui a connu le joug soviétique.
À LIRE AUSSI Défense européenne : Paris, Londres et Berlin au cœur d’une nouvelle allianceSur les conclusions elles-mêmes, le petit jeu des réécritures a été assez marginal. Le Slovaque Fico a obtenu une mention des efforts pour trouver une solution au contentieux avec l’Ukraine sur l’arrêt du transit du gaz russe. Le Hongrois Viktor Orban n’a pas obtenu l’effacement de la menace Russe et, comme attendu, n’a pas approuvé les conclusions sur l’Ukraine, soutenues par les 26 autres. L’Italienne Giorgia Meloni a tenu, dans les dernières minutes du Conseil, à ce que les conclusions fassent nommément référence aux efforts de paix du président Donald Trump. La formule finale est plus vague et salue « tous les efforts » visant à la paix. À la sortie du Conseil, elle a redit qu’elle était « très perplexe » sur l’envoi de troupes en Ukraine. « Les garanties de sécurité certaines, selon moi, se trouvent toujours dans le cadre de l’Alliance atlantique », a-t-elle conclu.
Les Espagnols se sont vexés qu’on fasse uniquement référence aux menaces sur la frontière est de l’Union, considérant que la frontière sud est tout aussi importante. Pour contenter tout le monde, les conclusions évoquent « une approche à 360 degrés ». Mais là, ce ne sont que des détails d’écriture par rapport à l’enjeu massif du Conseil : s’entendre sur les moyens de réarmer l’Europe dans les cinq années qui viennent.
Le tournant allemand
C’est sans doute du côté allemand que le changement est le plus spectaculaire. Olaf Scholz, habituellement prudent, a entériné la révolution opérée par la CDU de Friedrich Merz qui, après sa victoire électorale, a clairement affiché sa volonté de réformer le frein à l’endettement. Lors de sa prise de parole, le chancelier s’est félicité de voir l’Allemagne « renforcer sa capacité financière, y compris par des modifications de la Constitution », pour soutenir les dépenses militaires et la modernisation des infrastructures. Un « quoi qu’il en coûte » militaire qu’il n’aurait jamais envisagé il y a encore quelques mois, notamment en raison des résistances de son partenaire incommode, le libéral Christian Lindner (désormais hors jeu).
À LIRE AUSSI 300 000 soldats européens, le plan choc d’EuroDéfense pour armer l’EuropeLe chancelier a également martelé la nécessité d’une adaptation « à long terme du cadre réglementaire européen » pour permettre aux États d’investir davantage dans leur défense sans être entravés par les règles budgétaires européennes. La fin du dogme de l’orthodoxie budgétaire allemande semble consommée.
Madrid insiste sur les eurobonds
L’Europe a visiblement pris conscience du risque existentiel que fait peser la guerre en Ukraine. La présidente de la Commission, Ursula von der Leyen a présenté les grandes lignes de son plan massif intitulé « ReArm Europe », qui prévoit jusqu’à 800 milliards d’euros pour la défense européenne. Un plan en cinq piliers : assouplissement du Pacte de stabilité pour les dépenses militaires, nouvel instrument d’emprunt de 150 milliards d’euros, réallocation de 350 milliards d’euros de fonds structurels sous-utilisés, nouvelles politiques de prêts de la BEI, et mobilisation de l’épargne privée via l’Union des marchés de capitaux (plus facile à dire qu’à faire).
« Ce qui est important, c’est de rappeler que cette liste n’est pas close », précise-t-on chez les Français, laissant entendre que d’autres idées (l’emprunt commun via les eurobonds dédiés à la défense, utilisation du Mécanisme européen de stabilité) pourraient être explorées dans le futur. Madrid s’est d’ailleurs clairement positionné en défenseur énergique d’une approche communautaire du financement. Selon les sources espagnoles, le gouvernement Sanchez défend le principe selon lequel « les biens publics européens doivent avoir un financement européen, la sécurité européenne étant un bien public européen ».
L’Allemagne soudain dispendieuse fait un peu sourire les Latins
En coulisses, l’Espagne a obtenu que la clause d’échappement budgétaire soit activée « de façon coordonnée entre tous, pour qu’il n’y ait pas une stigmatisation de tel ou tel pays ». Un point important pour Madrid qui craint les réactions des marchés. Sur la réallocation des fonds de cohésion vers la défense, les Espagnols se montrent ouverts mais vigilants. « Ce que nous n’acceptons pas, c’est que ce soit un premier pas pour ensuite, dans le prochain cadre financier, supprimer les fonds de cohésion, » prévient-on du côté de Madrid.
Pour l’Espagne, il s’agit d’une stratégie en deux temps : une bataille immédiate pour obtenir des eurobonds de défense dans le cadre actuel, puis une bataille à moyen terme pour le prochain cadre financier pluriannuel après 2028. Les diplomates madrilènes observent avec un mélange d’intérêt et de prudence le régime allemand, notant non sans ironie que « jusqu’à hier même, ils étaient les gardiens de l’orthodoxie. »
Les Danois inquiets pour le Groenland
En filigrane de toutes les déclarations plane l’ombre de Donald Trump. « On est dans un moment où les États-Unis sont un partenaire un peu plus exigeant, plus difficile », a reconnu Donald Tusk, qui a du mal à rompre avec la tradition atlantiste de son pays. La Première ministre danois, Mette Frederiksen, a été plus directe : « Il y a une insécurité venant du côté américain que nous ne pouvons pas ignorer. » Et pour cause : Donald Trump dit vouloir faire main basse sur le Groenland « d’une manière ou d’une autre ». Une menace directe sur un territoire danois devant de son meilleur allié !
Cette nouvelle donne américaine a poussé la France à mettre sur la table la question de la dissuasion nucléaire européenne, proposition que plusieurs dirigeants ont commentée avec prudence mais intérêt. « C’est une piste intéressante », a souligné le Premier ministre luxembourgeois Luc Frieden, tandis que le Suédois Ulf Kristersson a rappelé avec pragmatisme. « Nous voudrions avoir le moins possible d’armes nucléaires, mais en ce moment, nous devrions être reconnaissants qu’il y ait deux pays voisins (France et Royaume-Uni, NDLR) qui disposent de l’arme nucléaire, admet-il. Sinon, seule la Russie l’aurait. »
Scholz, plus offensif sur le départ
Présent à Bruxelles, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a reçu un soutien réaffirmé de tous les dirigeants, malgré les réticences hongroises de Viktor Orban. Les dirigeants l’ont accueilli dans la salle du Conseil par une salve d’applaudissements qui a fait chaud au cœur au président ukrainien. « C’est quand même plus chaleureux qu’à Washington », commente, avec malice, un haut fonctionnaire du Conseil. Pedro Sanchez a rappelé son engagement récent d’accroître d’un milliard d’euros l’aide militaire à l’Ukraine, tandis que Bart De Wever, le nouveau Premier ministre belge, a promis la livraison des premiers F-16 « dès l’année prochaine ». Une échéance qui paraît tellement lointaine à la vitesse où Donald Trump mène ses négociations de paix avec Moscou… Lundi prochain, Zelensky se rendra en Arabie saudite pour rencontrer le prince héritier Mohammed ben Salmane, puis ses équipes négocieront avec celles de Donald Trump, a annoncé le président ukrainien sur Telegram.
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Le « moment de vérité » évoqué par beaucoup touche aussi à la perspective d’une paix juste et durable. Plusieurs dirigeants ont insisté : pas de « fausse trêve » ou de « trêve fragile », mais un cessez-le-feu accompagné de « garanties de sécurité robustes » pour l’Ukraine. Olaf Scholz a jugé essentiel que « l’Ukraine dispose d’une armée forte » même en temps de paix, ce qui nécessitera « des garanties de sécurité » internationales. On notera que le ton plus offensif du chancelier coïncide aussi avec son départ prochain de la chancellerie… Que n’a-t-il livré les missiles Taurus s’il souhaite réellement une armée ukrainienne « forte » ?
L’ambition affichée ce 6 mars ne doit pas masquer les difficultés. Le Premier ministre suédois a reconnu qu’il serait « irréaliste » de penser que l’Europe pourrait assurer seule sa défense « d’ici quelques mois ». Le chemin sera long, et à découvert. Mais la prise de conscience est là. Kyriakos Mitsotakis, le Premier ministre grec, l’a résumé : « Dans ces temps difficiles, l’autonomie stratégique de l’Union européenne doit être une priorité non négociable. » Un cap est désormais fixé. Reste à savoir si, au-delà des mots, les actes suivront à la hauteur des ambitions affichées ce 6 mars à Bruxelles. Il faudrait, dans l’idéal, que le Conseil se soit déjà prononcé sur les prêts de la Commission avant le prochain Conseil européen des 20 et 21 mars.
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