Sauveur Pierre Étienne tranche : sans État de droit robuste—police professionnelle, justice protégée, renseignement, administration étanche—la transition n’est qu’un mirage. De l’affaire de Gonaïves à la lutte contre les trafics, il réclame enquêtes contradictoires, fin de l’impunité et un contrat de transition à objectifs vérifiables. Toute aide étrangère doit renforcer nos capacités, pas se substituer à elles.
Dans son passage à l’antenne, Sauveur Pierre Étienne frappe là où ça fait mal : l’Haïti politique s’est habituée aux raccourcis — sanctions médiatiques, opérations “coup de poing”, formules de “viv ansanm” sans cadre — quand il faudrait, au contraire, ramener tout au droit, à la procédure et à la puissance publique. Au fil de son intervention, un fil rouge : reconstruire l’État ou s’enfoncer dans l’interrègne.
1) Gonaïves n’est pas un fait divers : l’épreuve de l’État de droit
Point de départ : l’affaire « Ti Wil ». Étienne approuve la mise à l’écart du directeur départemental concerné, mais rappelle aussitôt la règle qui manque trop souvent : une révocation n’est pas une justice. Il réclame une commission d’enquête et des décisions fondées (mandats, actes de procédure, responsabilités nominatives) plutôt que des verdicts au micro. En clair : on ne répare pas une fracture institutionnelle par une humiliation publique ; on la répare par la preuve, le contradictoire, le juge. C’est plus lent, mais c’est ce qui distingue un État d’un réflexe.
2) Drogue, frontières, géopolitique : le triangle qui piétine nos institutions
Étienne s’attarde sur la trajectoire des stupéfiants et les tensions régionales : routes maritimes, porosité frontalière, pressions de puissances (États-Unis, Europe, Chine), voisinage dominicain protégé par ses intérêts touristiques et ses investissements étrangers. Son propos est double :
- Primo, Haïti n’est pas hors-jeu, elle est dans le jeu — souvent comme maillon faible. La conséquence : chaque faux pas interne (impunité, revirements, conflits d’intérêts) résonne à l’échelle régionale et se paie en crédibilité, en devises, en sécurité.
- Secundo, les narratifs importés (interventions “clé en main”, tutelles rassurantes, promesses de normalisation) ont, à maintes reprises, déplacé le problème sans le résoudre.
Étienne n’idéalise pas l’autarcie : il parle coopération et appui technique. Mais il refuse le pilotage externe du pouvoir, surtout quand l’appui s’adosse à des élites locales en bout de souffle.
À noter : certaines imputations sur des filières, des noms, des responsabilités relèvent de soupçons et accusations qui doivent, par principe, être vérifiées et judiciarisées. L’exigence d’Étienne va précisément dans ce sens : sortir du “on-dit” par la procédure.
3) Sortir de l’impasse : un État robuste, pas un État bavard
Le cœur de sa thèse tient en trois blocs indissociables :
- Aparèy represif leta — non comme licence à la force, mais comme capacité souveraine : police professionnelle (unités spécialisées, doctrine d’emploi, traçabilité), armée à missions claires (frontières terrestres et maritimes, surveillance aérienne, lutte contre le crime transnational), renseignement (sans lequel police et armée sont aveugles).
- Chaîne pénale — prisons sûres, magistrature protégée, parquets indépendants, calendrier d’audiences respecté. Sans exécution des peines, la loi est un décor ; sans protection des juges, le droit est une cible.
- Administration étanche — fin du favoritisme, arrêt des nomination-éclair contre enveloppe, passation des marchés opposable, traçabilité de l’argent public. Tant que la corruption est moins risquée que l’intégrité, l’intégrité perdra.
Ici, Étienne est frontal : on ne cohabite pas avec le crime, on le met hors-jeu par l’institution. Le fameux “viv ansanm” ne signifie ni amnésie, ni blanchiment ; il suppose règle commune, sanction, réintégration par le droit — et pas par la connivence.
4) Élections, Constitution, calendrier : dire ce qui vient avant
La tentation est grande d’annoncer élections et référendum comme un abracadabra. Étienne propose de remettre l’ordre des opérations : sécurité minimale garantie par un appareil crédible ; dialogue national pour clarifier ce qui relève de la Constitution (et donc d’un large compromis) ; échéancier réaliste avec budget publié, logistique transparente, observations locales.
Le piège récurrent, dit-il, tient aux fausses échéances : on clame des dates, on engloutit des budgets, on report au nom d’un risque créé par l’impréparation ; puis on prolonge la transition au motif que « rien n’est prêt ». On recommence.
Sortie proposée : un contrat de transition à objectifs vérifiables (sécurité ciblée, justice en état de marche, mesures anti-corruption exécutées, règles du jeu électoral stabilisées) avant de s’en remettre à la compétition. L’élection est un sommet, pas un échafaudage.
5) Sur la force multinationale : conditionner, sinon s’abstenir
L’orateur ne ferme pas par principe la porte à une assistance internationale. Il la conditionne : mandat clair, chaîne de responsabilité, transparence financière, objectif de transfert de capacités (police, justice, santé, infrastructures) plutôt qu’occupation sécuritaire. Là où les précédents ont laissé blessures et contentieux, une mission qui remplace au lieu de renforcer dépolitise l’État et infantilise la société.
6) Le courage de dire non — et de bâtir oui
Sauveur Pierre Étienne ne maquille pas sa colère : il parle d’élites compromises, d’impasses, de “mauvais réflexes” qui coûtent cher. Mais son horizon n’est pas la dénonciation infinie ; c’est un plan d’ingénierie institutionnelle.
- Non aux solutions de façade,
- Non aux cohabitations avec le crime,
- Oui à un État stratège capable de penser 25 à 50 ans : frontières, ports, couloirs maritimes, zones économiques, formation, service civique, diplomatie économique.
Ce n’est ni romantique ni instantané. C’est politique — au sens noble : organiser le pouvoir pour le bien commun.
7) Ce que cette position change, dès maintenant
Si l’on prend au sérieux cette grille, trois gestes s’imposent :
- Ouvrir immédiatement les enquêtes contradictoires sur les cas emblématiques (Gonaïves, trafics, collusions), publier mandats, saisies, instructions, protéger magistrats et policiers affectés.
- Voter (même par décret transitoire encadré) un paquet intégrité : déclaration de patrimoine, appels d’offres publics, sanctions automatiques, unité anticorruption indépendante.
- Établir un schéma de sécurité par étapes : zones-pilotes, couloirs logistiques, reconquête des recettes (port, douanes), rattachement du renseignement à un contrôle parlementaire transitoire pluraliste.
Conclusion. Cette tribune n’est pas une profession de foi ; c’est un plan d’attaque contre la facilité. On peut contester l’angle, discuter le ton, débattre des risques. Mais sur un point, l’intervenant met tout le monde au pied du mur : tant que l’État n’est ni craint pour sa loi, ni respecté pour sa justice, ni désiré pour ses services, la transition n’est qu’un mot. À l’inverse, si l’on réarme la procédure, si l’on assèche la rente, si l’on protège le juge, la politique redevient possible. Et la souveraineté, autre chose qu’un slogan.
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